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Aujourd'hui un tour du Monde commence par le tour de Paris. Il va du bureau de telle Société à l’anti-chambre de tel ministre, à la salle de rédaction de tel journal. Puis c’est l’Aventure : plus d’un an d’absence, 584 lettres, 44 visas (et l’obtention d’un visa exige plus d’efforts que la traversée à dos de chameau du pays qu’il vous ouvre). Accessoirement : 100 000 kilomètres en 2 CV Citroën premier réel tour du monde d’une voiture française... L’Aventure. Presque partout la civilisation l’a tuée. Presque partout le pittoresque est tarifé, l’émotion stérilisée... Le Monde est long mais petit. Pour nous, qui passons vite, neuf capitales sur dix se ressemblent et la vie quotidienne se pratique sous toute les latitudes. Partout, autour de le terre, il y a le temps qu’il fait, il y a le temps qui passe...”
(Extrait de :
100 000 kilomètres en 2 CV. par J.-C. Baudot et J. Séguéla.)LA TERRE EN ROND BAUDOT- SEGUELA Edité par FLAMMARION (1960) Broché, couverture souple - 282 pages - nombreuses illustrations et cartes en noir et blanc hors texte.
“Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes,
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !”BAUDELAIRELe monde est petit, le monde est un cercle vicieux...”
Pour que deux jeunes garçons de 25 ans apportent cet écho blasé aux vers du poète, il leur a fallu conduire pendant 2 247 heures leur 2 CV Citroën à travers 8 déserts et 50 pays des cinq continents de la planète.
Jacques Séguéla et Jean-Claude Baudot, de Perpignan, étudiants, ont quitté Paris le 12 octobre 1958 et y sont revenus le 23 novembre 1959. Ils sont partis avec un lourd bagage, matériel de camping, appareils photo, cinéma, fusil, pistolet, jumelles, rasoirs électriques, machine à écrire, des mètres et des mètres de fil de fer (
Sparadrap de première urgence pour la 2 CV, le fil de fer peut consolider une aile, un pot d’échappement, voire, l’attache du moteur au châssis), 8 paires de chaussures, 1 200 gâteaux vitaminés, etc. dûment assurés et vaccinés. Ils ont consommé 5 000 litres d’essence, rapporté 2 680 photos et 2 kilomètres et demi de film.
Jean-Claude Baudot, licencié en droit, diplomé de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse et Jacques séguéla : diplomé de Chimie générale de la faculté de Pharmacie de Montpellier. Ils ont dépensé environ 200 francs légers par jour en couchant dehors et en sautant un repas sur deux. Bref, ils ont fait une croisière de riches comme les pauvres.
L’instrument numéro un de cette croisière, c’était une 2 CV baptisée au départ “
La Galère”.
Parce que vraiment, qu’allaient-ils faire dans cette galère ? Est-ce vraiment intelligent de coucher dehors, de tomber en panne d’essence dans le désert de Kalahari ou du Béloutchistan, de faire faire un visa, de faire anti-chambre, de réparer des cassures dues aux mauvais chemins ou des crevaisons, de conduire sans relâche, de re-réparer, pour découvrir que toutes les villes se ressemblent, Quito comme Téhéran, Téhéran comme Ankara, Ankara comme Limoges... Alors qu’en france, chez soi, on a un lit, de l’eau chaude, un poste à essence tous les 10 km, de l’huile à gogo et de i bonnes choses à déguster !...
A propos d’huile, une remarque : l’huile de viscosité SAE 20 recommandée par la Notice d’Entretien est évidemment celle que les laboratoires ont jugée la mieux adaptée à la boîte de la 2 CV. Pourtant, en cas de malheur, elle peut être remplacée par un lubrifiant de fortune : si vous êtes en Asie, par quelques poignées de riz par exemple (précuit de préférence). Dans le désert d’Acatama, au Chili, c’est autre chose : la banane crue lubrifie parfaitement les engrenages de la boîte de vitesses quand on a eu la malchance d’en casser le bouchon de vidange sur un méchant caillou. avec ce lubrifiant végétal, la 2 CV a parcouru allègrement 300 kilomètres.
Plus grave fut l’aventure de Birmanie : attaqués et ligotés par six bandits en pleine brousse, Baudot et Séguéla n’ont dû leur salut qu’à une chance inexplicable.
Des incidents de ce genre, racontés “après” peuvent faire sourire. Lorsqu’on vit l’anecdote c’est moins drôle; les moments de découragement sont fréquents. Pour Baudot et Séguéla, ils se sont corsés de maint crève-cœur. Les bêtes sauvages ne sont pas “vraiment” sauvages (sauf le moustique); la rivière Kwaï n’a pas de pont (le film a été tourné à Colombo); la douane française ne les a jamais fouillés; le canard laqué, on n’en mange que la peau. Quant à l’Amérique, comme nous dit Jacques Séguéla, citant Bernard Shaw, l’Amérique est “passée directement de la barbarie à la décadence sans passer par la civilisation!”.
il faut avouer que ces désillusions sont le prix encore bon marché d’une première loge au spectacle du monde. Dans le panier à merveilles, il y en a sept qu’il faut mettre par-dessus tout : les Gorges d’Arak au Sahara; les Victoria Falls en Rhodésie; le Carnaval de Rio; le Building de l’ONU à New-York; le Jardin peigné de Kyongi au Japon; le village de pêcheurs d’Aberdeen à Hong-Kong; le Temple de Baïon à Angkor.
Merveilles et désillusions sont les zones d’ombre et de lumière de ce voyage dont il n’est pas un tableau qui ne mériterait sa place dans ce récit. Voici seulement quelques souvenirs gravés de façon lapidaire au fil de ces 100 000 kilomètres autour de la terre, via l’Afrique, l’Amérique, l’Asie, l’Europe. Ce sont les auteurs qui parlent :
* Tanmanraset, une petite préfecture pauvre et ensablée. Le Sahara ? une belle plage, mais la mer est un peu loin. Le Touareg, sur lequel on a dit beaucoup de choses est un homme comme les autres, qui aime le bleu et achète des femmes (un peu plus cher qu’un bœuf et un peu moins cher qu’un chameau).
*La tribu Pygmée se visite, comme le Zoo. 5 000 francs légers pour avoir le droit de filmer pendant une heure; toute heure commencée est due entièrement.
*De l’Afrique à l’Amérique du Sud, il y a dix jours de mer à boire. La Merveille c’est le Carnaval de Rio : le 14 juillet, Noël et la Saint-Jean à la fois; un mois d’hystérie collective en couleur sur un air de samba. pour le reste l’Amérique du Sud c’est le mauvais de l’Espagne et le pire des États-Unis.
* A Buenos-Aires nous avons admiré un chalet suisse construit sur le toit d’un gratte-ciel de 30 étages. Nous avons défilé à fond de train vers la Cordillière des Andes : nous l’avons trouvée bien plus agréable à descendre qu’à escalader, même en 2 CV.
* Dans l’auberge enfumée d’un village Inca perdu dans la Cordillière, une machine à disques débite “les Platters”.
* Aux États-Unis, New-York “une ville debout” comme dit Céline. Chez nous les villes sont couchées, elles s’allongent sur le paysage. New-York se tient raide.
* Las Vegas : la cité du plaisir, perdue en plein désert, vous accueille par ce panneau de bienvenue : “Si vous ne pouvez pas le faire vous même, venez le faire dans le Nevada”. Les maisons de jeu se serrent sur le trottoir les unes contre les autres, dans un incendie de néon. Roulette, poker, baccarat, loto, chemin de fer, machines à sous. de quoi perdre une fortune en cinq minutes.
* Le Japon : pour un japonais, bien manger c’est faire un repas ordinaire dans un plus beau cadre. Chaque plat devient une œuvre d’art si parfaite qu’on se sent pris de l’envie de l’encadrer plutôt que de le manger.
* En Birmanie : briguant une invitation au banquet annuel du Club des Explorateurs et aussi, pourquoi pas, une médaille, nous partons explorer la rivière Kwaï à la recherche d’un certain pont... Chantant ferraille, secouant furieusement ses ailes, notre 2 CV plane sur deux ou trois fondrières et rebondit sur des blocs. Un phare s’étaient et se rallume. Elle pique du nez, éventre la boue re recreuse le sol sous elle en faisant gicler la terre de toute part. Il pleut comme s’il pleuvait pour le reste de la vie. Une rivière sale, brunâtre, charriant une forêt entière. Elle s’appelle Kwaï... Et il n’y a pas de pont ! Les grands voyages forment les petites voitures et déforment les idées reçues.
* L’inde, c’est des femmes en saris, les hommes enturbannés, le riz au curry, l’eau sale et sacrée du Gange, le Taj Mahal et les Maharajas. C’est tout cela. Mais, l’Inde c’est avant tout la vache : 200 millions de vaches (le 1/3 du bétail du monde). Non seulement l’Indien ne peut pas manger ses vaches (qui sont sacrées) mais ces vaches-là ont le droit de manger, elles, tout ce qu’il mange. Et comme il y a toujours 1 vache pour 2 habitants ! l’Inde c’est aussi la misères; Les trottoirs, la nuit, sont d’immenses dortoirs.
ÉpilogueIl s’est déroulé le 12 janvier 1960. Placé sous le patronage du Haut Commissaire à la Jeunesse et aux Sports, le voyage de J.-C. Baudot et J. Séguéla s’est terminé par une joyeuse conférence de presse sur un bateau-mouche. Sous la présidence du Ministre de l’Information, les jeunes “globe-rollers” recevaient quelques amis. Les journaux et la télévision se sont fait l’écho de cet événement bien parisien.
Après avoir, au cours de ce voyage en 2 CV autour du monde, élaboré, une thèse de doctorat : “De l’espèce à la drogue marché des plantes médicinales à travers le monde” et une étude économique sur les “Routes transcontinentales”, Séguéla et Baudot cherchent un éditeur et préparent leur premier récit de voyage qui, si l’on en juge par le peu que nous en avons recueilli, promet d’être assez différent du genre conventionnel. Il s’intitulera sans doute “Fausse route”.
Source : Bulletin Citroën N° 570 - février 19602 CV AZLP Berline Premier tour du Monde 1958/1959 NOREV 1/43 Hachette - "Collection 2 CV Citroën" N° : 46 - 2005